J’avais promis de vous parler du livre d’ Ivan Bagriany (Bahrianyi) Le Jardin de Gethsémani. (paru aux Nouvelles éditions latines en 1961, 450p.)
C’est un livre profondément bouleversant. Comme de nombreux écrivains, acteurs et scientifiques ukrainiens victimes des purges staliniennes, Bahrianyi fut persécuté.
Ses poèmes jugés « contrerévolutionnaires », son indépendance d’esprit lui valurent la prison, les camps de concentration soviétiques et l’exil en Extrême Orient russe. Dans Le Jardin de Gethsémani, il nous fait vivre de l’intérieur, avec précision, la manière dont l’institution du Goulag et les tortionnaires du NKVD détruisent la dignité des innombrables victimes, Ukrainiens, Arméniens, Grecs, Russes, Allemands, Persans, Polonais… arbitrairement emprisonnés dans les geôles de Staline.
Le but des tortionnaires est de « scinder » le prisonnier, de lui faire avouer des « crimes » absurdes afin de détruire en lui toute estime de lui-même, toute humanité. Pourtant, quelque chose leur échappera toujours…
Extrait du livre (p. 320 à 323)
Cela se passe dans les geôles du NKVD à Kharkiv. (Celui qui raconte est André, double de Bagriany). Cette scène apporte une lueur de joie dans la vie sinistre de ces hommes régulièrement soumis à la torture. Dans leur cellule, les prisonniers chantent.
« Ils chantent, couchés sur le dos et, oubliant tout, ils chantent pendant des heures entières. Ils apprennent beaucoup de chansons nouvelles […].
Vers minuit, ils entonnent doucement, doucement, cette chanson qui parle de la prison, de l’amour, de la liberté, de la mère qui attend le retour de son fils et se meurt de chagrin, et de la sœur torturée à mort. Le surveillant doit l’entendre, mais ne peut pas voir qui chante, parce que tous restent immobiles. Ou, peut-être même, il n’intervient pas parce que la chanson lui plaît et il veut l’écouter […].
La chanson roule comme une vague d’un bout de la cellule à l’autre, s’éteignant dans un coin pour reprendre dans un autre. Tous chantent : Ukrainiens, Arméniens, Grecs, Russes, Allemands, Persans, Polonais ! […]. Lorsque les Ukrainiens chantent une strophe, les Arméniens les soutiennent. Lorsqu’ils finissent, les Grecs reprennent. Parfois, la même chanson est chantée pendant toute une heure et aucun n’en a assez […].
Metalidi, le compositeur s’en enivre. Lorsqu’il entend la cellule chanter toute entière, il a des larmes aux yeux. Il veut organiser un chœur. Un vrai chœur. Pris par cette idée, il passe toute la journée dans la deuxième partie de la cellule, moins accessible aux yeux des surveillants […]. Un jour, Métalidi donne un concert […]. Le concert donne beaucoup de tracas à l’administration. A l’heure où tous les prisonniers se couchent pour la nuit et où l’administration ne peut s’attendre à rien de pareil, Metalidi réunit son chœur […].
Le chœur commence le concert. Les surveillants crient. Quelqu’un court le long du mur, sous les fenêtres, pour découvrir l’endroit où l’on chante. Mais ce n’est pas facile, lorsqu’on chante dans un bâtiment hermétiquement fermé, derrière des boucliers de fer qui couvrent les fenêtres. André a « télégraphié » à la cellule de l’étage inférieur pour qu’on le prévienne en cas de « contrôle ». Des guetteurs-écouteurs spéciaux sont placés près de la porte ; tout est prévu.
Le deuxième numéro au programme est l’ « Internationale ». Ici, dans cette exécution, elle ne ressemble pas beaucoup à l’ « Internationale » vieillie, usée, et salie par les manifestations officielles. Metalidi ne l’avait pas prévu. C’est un tout autre chant, formidable, plein d’un sens prophétique, symbolique…et contre-révolutionnaire. Oui, oui, contre-révolutionnaire, bien qu’on n’y ait pas changé un seul mot […].
Mais l’alerte est donnée de tous côtés par toutes les cellules voisines. Le chant s’éteint. Tous les chanteurs se couchent, se glacent dans l’attente et ronflent pour montrer qu’ils dorment […] la porte s’ouvre et les chefs y apparaissent, inquiets et ensommeillés
– Détenus, asseyez-vous !
Les hommes se lèvent en bâillant et s’assoient. Les autorités se mettent au milieu de la cellule et demandent qui chanté. Il va de soi que les prisonniers n’ont entendu personne chanter et se montrent extrêmement étonnés d’être interrogés à ce sujet… les autorités voient, certainement, que cet amas de » petits hommes » se moque d’elles, mais que peuvent-elles faire ?
Le surveillant « le plus sympathique » assiste à l’ »enquête » avec un sourire drôlement « bête ». En le regardant, André comprend que le truc de l’ »Internationale » était vraiment génial : le surveillant a été touché […]. Les autorités sont en désarroi.
Lorsque les autorités sont parties, après avoir menacé de punir la prison toute entière, un rire étouffé secoue la cellule. Le surveillant l’entend. Il ouvre la porte et après quelques minutes de silence, prononce en s’adressant aux prisonniers : « Fils de chienne ! »