
« Les Russes à la conquête de Mars » Ed. l’Aube 2013
Non, ce n’est pas une roman d’anticipation, ni un nouvel épisode du programme spatial russe !
Quoique…
« Poutine se tut. Pendant quelques secondes, il continua d’hypnotiser la caméra… ». Tels sont les premiers mots du roman. Pavel et ses copains Igor, Danila et d’autres suivent à la télé les festivités du nouvel an 2007. Ça ne va pas fort pour Pavel, « il est là au milieu d’un tas de crétins bourrés qu’il ne connaît pas, seul, et la fille qu’il aime vient de le plaquer ». Natacha est partie étudier aux USA. Elle a pris sa vie en main, elle ! Heure de bilan pour Pavel : ses études ne le mènent à rien. Il est sans boulot, triste, déboussolé. Est-ce que sa vie a un But ? Et puis ses copains sont nuls, Igor est un écrivain raté, Danila est poursuivi par une sale affaire. Tous, ils habitent dans des appartements vieillots datant de Brejnev et même s’ils possèdent des téléphones portables dernier cri, ils ont la tête farcie de séries télé de l’époque soviétique ou de héros made in USA…Comment faire pour être heureux dans cette société sans idéal ?
Enfin, une bonne nouvelle : Pavel est engagé dans une compagnie d’aviation assez spéciale… Maxime, le PDG d’ARTavia exploite la peur de ses concitoyens : les vieux Tupolev russes se crashent si facilement ! Maxime entretient même cette psychose de l’accident aérien par des séances de propagande hypnotique savamment orchestrée en faveur d’ARTavia, « la seule compagnie dont les avions ne tombent jamais ». C’est le genre d’arnaque qui révolte Igor puis Pavel et ses copains, prompts à s’engager dans une campagne d’affichage pour ouvrir les yeux du public : « Citoyens, on vous trompe » disent les affiches.
Peine perdue. Dans la nuit, la police a arrêté et tabassé Danila, et le matin même, un nouvel accident aérien fait refluer tous les voyageurs potentiels vers ARTavia ! « C’est un nouvel accès d’hystérie collective : ils ont tous besoin en urgence d’une nouvelle séance. Ils ont besoin d’un nouveau lavage de cerveau… »
Pavel démissionne après avoir traité Maxime de « pourriture morale ». Serait-ce là un des Buts de la vie ? Et puis, Natacha annonce son retour. Elle a compris que le bonheur n’est pas plus aux USA qu’en Russie, qu’elle a eu tort d’abandonner sa mère malade. Igor continue à échafauder des scenarios romanesques « sur des montagnes russes d’idées délirantes » menant les hommes à la conquête de Mars ! Mais Pavel n’est pas loin de penser qu’Igor a raison « d’inventer sa vie ». En tout cas, Pavel a retrouvé l’estime de soi, apaisé, mais sans illusions.
La dernière page du roman se passe dans la rue. La foule insouciante ne recherche que le bonheur. Igor et Pavel sont devant un immeuble officiel par la fenêtre duquel ils aperçoivent un portrait, tout aussi officiel : « Le portrait les regarde avec curiosité : durant toutes ces années, ils avaient en le temps de prendre l’habitude de ce visage… ». Nul besoin de préciser à qui appartient ce visage (cf. le premier mot du livre pour les distraits).
J’ai aimé le ton désabusé et tendre de cette fable. Igor Saveliev pose sur le monde un regard à la fois sans illusions et plein de fraicheur, comme Harpo Marx… J’ai aimé son écriture, les images sont souvent originales, ainsi ces « vacances de février qui s’écrasent en semoule blanche contre la fenêtre », ou bien le portrait de cette « brune à lunettes d’une majestueuse sécheresse de corbeau. Elle dirige une agence de mannequins. ». Il y a aussi l’appartement de la grand-mère d’Igor… « Il règne toujours dans cet appartement une semi-obscurité, et dès que le soleil se cache – et l’hiver, il se fait discret comme une marchandise de contrebande -, un voile de torpeur tombe sur la pièce ».
Marie-France Clerc