Pour la première fois de ma vie, je suis allée en Ukraine au mois d’août 2015. Je venais heureusement de terminer mon roman. Heureusement, car ce que j’ai découvert là-bas m’aurait empêchée de l’écrire tel qu’il est écrit, dans la poudre des souvenirs….
Quand ils sont mûrs, certains fruits comme les prunes ou les mirabelles sont recouverts de pruine, cette poudre blanche qui leur fait comme un maquillage très délicat. Il arrive qu’on se refuse à toucher un tel fruit très désiré pour épargner la fine pellicule qui enrobe et protège sa peau. Mais qu’on le touche, que cette fine poudre mate disparaisse, le fruit se retrouve nu, il a perdu de son mystère. J’ai écrit mon livre sans déplacer la pruine de mes souvenirs.
Le 26 août 2015, j’ai fait la connaissance de ma famille de Cynarna (region de Vinnytsia) . On m’a montré sur la place du petit village le monument aux morts commémorant la Grande Guerre Patriotique de 39-45. Martial, l’air conquérant, juché sur un haut socle de pierre noire, se dresse un grand soldat de marbre blanc armé d’un fusil mitrailleur. De part et d’autre du socle s’étirent deux murs rouges couverts d’insignes soviétiques dorés et de plaques de marbre où sont gravées des centaines de noms. Il y a des dizaines de Jamkovij…
Mais rien n’est dit de « mes » morts du Goulag, rien sur les frères de Zinovij.
Déçue, je m’apprête à repartir quand j’aperçois une autre plaque, isolée derrière des arbres, et intitulée 1937-1938. Les deux deniers noms gravés, les numéros 28 et 29 sont ceux de deux des frères de Zinovij. Mais j’ai eu beau chercher, nulle plaque ne commémore ceux de ses frères disparus dans les débuts de la Révolution…
