Comment Maïdan m’a sorti la tête de ma carapace soviétique (commentaire sur Cinq Zinnias)

Irina M. vient de m’adresser ce long message où elle évoque les souvenirs et réflexions  personnels que la lecture de « Cinq Zinnias pour mon inconnu » lui a inspirés :

« J’ai terminé votre livre. Profondément émue, agitée par mes propres souvenirs et réflexions, j’aurais du mal à ne pas les partager avec vous. Ce livre est absolument indispensable en France. Il faut que les Français puissent découvrir l’Ukraine grâce à votre histoire.

Je félicite votre démarche, votre courage et cet énorme travail pleinement accompli. « Écrivez sur l’Ukraine ! Pour la défendre et la faire aimer, faites-la connaître !», dit l’un de vos personnages. Vous avez souhaité rendre à l’Ukraine ce qu’elle vous a donné ; eh bien, je trouve que vous avez réussi.

« J’ai retrouvé mon Ukraine »

Moi, qui ai déjà subi le choc de découvertes, j’ai passé, avec « Cinq Zinnias pour mon inconnu », quelques jours avec « mon Ukraine », un moment fort, et triste évidemment. « Je vous préviens, ce sera triste. » dit votre Natalie, dans « Cinq Zinnias ». Je le savais, j’y étais prête. Dès le début de votre récit, je me suis sentie comme dans mon vécu, sur « un chemin de découvertes inespérées », avec « un soif inextinguible, un chaud désir de vérité », « la vérité sur les crimes du passé », la « recherche de vérité, en attente de réparation », l’immense chagrin pour « des victimes (qui) ont disparu dans des tombes sans nom », et « l’impérieuse nécessité de leur rendre la justice »… Tout cela me touche profondément ! 

Une main-d’œuvre d’émigrés déclassés…

Quant à vos grands-parents installés en Lorraine, j’imagine ce que c’était. Je les vois encore, ces usines, aujourd’hui fermées ou rasées, ces maisons d’ouvriers d’autrefois, de la «main-d’œuvre à la mine ». Mon mari est né à Longuyon et nous avons passé quelque temps chez ses parents en nous baladant un peu dans la région. J’ai vu les photos. Alors j’ai pensé que c’était de l’immigration polonaise et par la suite tunisienne. Je découvre que c’était aussi des Ukrainiens, qu’on appelait tout brièvement les Russes (« Au village on disait que les Russes ne sentaient pas le froid », disait votre mère!). Je marche dans leurs pas : un professeur de mathématiques en Ukraine, un bel officier de l’Armée de Petlioura « en pension élevé à la russe », ayant « la chance d’avoir évité le massacre de Katyn », tous deux maintenant habillés en bleu de travail et dormant dans les anciennes tranchées en attente de l’arrivée de leurs femmes et enfants.

« Le passé de mon Ukraine était pourtant là,  à portée de main ! »

Ils vivaient avec leur « inguérissable blessure de la défaite » et dans « les mensonges qui ont sali pendant 70 ans la cause ukrainienne ». Que c’est long, 70 années d’attente ! Pour continuer le combat, certains se consacrent à La Revue Tryzoub éditée à Paris par le gouvernement de Symon Petlioura. « Centre Culturel Ukrainien, aujourd’hui La Bibliothèque Ukrainienne de Symon Petlioura » : je ne puis dire ce que je ressens, moi qui habitais en 2001-2004 rue de la Villette et allais chercher ma lecture à la Bibliothèque Russe de Tolstoï  en passant devant La Bibliothèque Ukrainienne et l’Église Ukrainienne, rue de Palestine ! « Bogé, Bogé ! » comme disait Maroussia. Le passé de mon Ukraine était pourtant là,  à portée de main ! Andreï Kourkov dit qu’on peut parler russe sans se sentir russe pour autant : « J’ai commencé à me sentir Ukrainien seulement au moment de l’Indépendance » explique-t-il. Eh bien moi, j’étais en retard. C’est début 2014 que cela m’est arrivé. J’ai commencé à préciser que j’étais une Ukrainienne et pas une Russe quand la question se posait.

« Connaître notre passé pour fonder notre nation »

Vous écrivez : « Je cherche, je m’informe…, je prends des notes, je lis…, je m’acharne et m’épuise… Car il me faut témoigner de ces massacres monstrueux, rétablir dans leurs droits tant de vies passées sous silence… pour ressentir à mon tour, autant qu’il m’est possible, ce qu’ils ont vécu. Ma manière à moi de les aimer ». Oui, nous leur devons la mémoire à tous ces gens disparus « dans les grands désastres de ces temps troublés ». Connaître notre passé nous permettra aussi de comprendre ce qui nous arrive, en Ukraine, aujourd’hui ! Aujourd’hui, c’est la guerre. La question de la vie ou de la mort de la nation ukrainienne se pose à nouveau. La nation est, en fait, à construire. Maintenant il s’agit de créer une nation politique autour des valeurs ukrainiennes et européennes. Et c’est un travail de longue haleine ! Je la vois, cette société, encore beaucoup trop soviétisée, brutalisée après le communisme par le capitalisme sauvage de pillage des ressources. Les gens sont dans la survie, le réveil national n’a pas sonné pour tout le monde. Les uns ne s’en sortent pas et sont déçus en permanence parce qu’ils attendent trop, les autres ont trouvé leur bien-être financier du côté de la Russie. La nation, ils s’en fichent !

« Pauvre Homo sovieticus… »

Quant à moi, je suis enfin réveillée. Mon père m’avait dit, il y a des années : « Les communistes ont tout volé !». Moi, déjà partie en France en 1997, je ne le pensais pas. Je ne pensais ni au passé, ni au présent. En 2004, quand je suis repartie en France après deux semaines passées en Ukraine, maman m’a dit : « La situation est grave. Il y a de l’armée autour de Kyiv, j’espère que tu passeras sans problème à l’aéroport. ». On était à la veille de la Révolution Orange. Mais, comme le dit à Natalie son père : « Ta mère ne s’intéressait pas au passé. D’ailleurs on avait autre chose à faire ! ». C’était pareil pour moi comme pour les autres, jetés dans la débrouille d’une nouvelle vie après l’effondrement de l’URSS… Et nous, « gentils écoliers soviétiques »… ah ! savions-nous nous poser les questions ? En 1982, l’Ukraine soviétique fête les 1500 ans de Kiev. Et puis Moscou fête ses 800 ans et quelques. Et je me demandais : « Comment cela se fait-il que la Russie soit le « grand frère » si Kiev est beaucoup plus vieux ? » Mais ma réflexion s’arrêtait là. C’est honteux ! Pauvre Homo sovieticus…

Je sors enfin la tête de ma carapace soviétique…

Heureusement, il y eut des gens qui sortirent sur le Maïdan. Il fallait que le sang coule sur les pavés du Krechtchatyk en 2014 pour que je sorte la tête de ma carapace soviétique ! Ce troisième Maïdan a été le mien aussi. Alors, « je cherche, je m’informe, je prends des notes, je lis, je m’acharne et m’épuise »… Même si je ne peux rien faire, ni en Ukraine, ni en France : pour l’Ukraine, je dois le faire !  Il y avait quand même quelque chose dans mon cœur : je me disais que j’aimais une Ukraine qui n’existait pas. Je me souviens d’un gros livre marron écrit en ukrainien avec une petite police noire, un livre de Marko Vovtchok que j’avais dévoré pendant les vacances scolaires d’été, j’avais 13-14 ans, en pleurant sur chaque page. Tout était triste, malheureux, troublant mais je ne lâchais le livre que pour essuyer mes larmes. Je me rappelle un des récits : un petit enfant s’endort à jamais à l’ombre d’un arbre, sa mère lui a donné une goutte de lait de pavot pour le calmer, car elle doit aller travailler dans les champs pour le seigneur jusqu’au coucher du soleil. Je crois que ce sont ces larmes tombées sur les pages rugueuses et jaunâtres de ce livre qui ont fait germer en moi la graine d’une sensibilité et d’une émotivité envers l’Ukraine. La graine était, tout simplement, les souvenirs de mes grands-parents, de l’odeur des steppes du Sud ou de l’Est ukrainien où ils vivaient, travaillaient dur et parlaient le sourjik… Bien sûr, Lessia Oukraïnka et Taras Chevtchenko qu’on étudiait si peu à l’école, avaient laissé leurs traces dans mon cœur soviétique. Je les ai relus après le Maïdan ; d’un autre regard !

« Il n’y a pas de futur vivant avec un passé mort »

Je comprends donc cette vulnérabilité de Natalie : « Si quelqu’un prononçait le nom d’Ukraine, tout le monde pleurait », « Ma personnalité s’est organisée autour de la nostalgie », « L’image d’une Ukraine martyrisée où rien n’existait plus », « provoque les larmes, un forte émotion difficile à maîtriser »… Ce n’est qu’en 2014 que j’ai découvert tout le drame de l’Ukraine. Je lis concernant Natalie : « A quoi bon ressasser le passé ? La mer, le ciel, le beau présent de ce jour ne suffisent-ils pas à sa vie ? Pourtant elle sait qu’elle ira jusqu’au bout. » Au nom de tous les disparus et oubliés et pour connaître toutes les souffrances qu’ils ont vécues, on doit prendre connaissance de ces témoignages. « Il n’y a pas de futur vivant avec un passé mort », je lis dans votre livre. L’Ukraine d’aujourd’hui ne construira rien de civilisé tant qu’elle ne réécrira pas son passé et ne sortira pas ses citoyens de ce gouffre soviétique. Malheureusement, ce n’est pas pour demain…

Des chants d’exil et de résistance

Je reviens sur « Cinq Zinnias ». J’aime beaucoup ce petit passage sur les grues sauvages : « Ce sont les âmes de nos défunts qui passent » dit Kost’. Vous connaissez peut-être cette chanson ukrainienne « Entends-tu mon frère…» ? Elle parle justement des grues sauvages qui partent en migration, en faisant allusion à l’émigration, à l’exil : «Mon frère, mon ami, tu vois les grues qui partent aux pays chauds ; ils mourront à l’étranger, ils useront leurs ailes avant de traverser la mer… » Ce sont nos combattants qui ont perdu leur cause et qui partent dans le nulle part… Magnifique chanson avec une tristesse qu’on ne peut certainement pas traduire !

Mais vous la connaissez certainement, c’est un hymne de l’émigration ukrainienne.

J’ai constaté que les bolcheviques ont repris beaucoup d’autres chansons de combattants ukrainiens. En écoutant des chansons ukrainiennes de la Première guerre mondiale, j’ai découvert que certaines ont été tout simplement « fauchées » pour l’Armée rouge et le Komsomol

Comment redevenir Ukrainien ?

En fait, je crois qu’il y a un seul moyen de devenir Ukrainien (sur le plan politique, et non ethnique) c’est de commencer par lire l’histoire de l’Ukraine. Dès le premier livre lu en ukrainien, tu t’arraches de ta carapace soviétique. Si les mensonges appris à l’école, ne te révoltent pas, alors tu peux rester « soviet ». Après, tu parles à tes parents de tes grands-parents déjà décédés. « Une chose est de voir le malheur du monde à la télévision, une autre est de le ressentir dans son propre cœur à travers l’histoire de sa propre famille ».  Ensuite, tu écoutes quelques talkshows politiques à la télé russe. Un mois suffira. Cela t’ulcérera à tel point que tu ne voudras plus parler le russe, cette langue de la propagande nauséabonde qui est, aujourd’hui, bien loin de la langue de Lermontov et d’Essenine. En plus, tu découvres que personne n’est Russe, en définitive, dans cette « grande littérature » que tu as cru aimer ! « Les Russes disaient que la langue ukrainienne n’était qu’un dialecte de ploucs, que la seule langue valable était le russe ! » Hmmm ! Un jour viendra où l’on saura que le russe est une langue créée de mots piochés de partout : vieux bulgare, vieux slave, tatare, allemand, hollandais, danois, un peu de mokshas… Nous ne serons pas là pour dire qu’on le savait. Dommage !

« Les contes de fées ce n’est pas pour nous ». Mais nous résistons !

Je reviens au Journal de Natalie  dans « Cinq Zinnias ». Août 2014 : « Les habitants qui ne partent pas se cachent dans les caves ». Oui, ma cousine et son mari, le mineur retraité, habitent dans une petite ville de la région de Louhansk, occupée puis libérée. Ils ont passé 3 mois dans leur cave, comme d’autres habitants. Ma cousine m’a dit qu’elle reconnaissait la différence entre les sifflements de tirs : venant du côté russe c’est un son, venant du côté ukrainien c’est un autre son ! « Ouzhasno ! » disait Maroussia.

La Confession de Boris D. m’a bien secouée. C’est toute l’horreur de ce régime en quelques pages : des victimes de bourreaux et des bourreaux victimes eux-mêmes… En lisant, j’ai espéré que Natalie trouverait les enfants de Konstantin et peut-être visiterait sa tombe. Mais non, les contes de fées ce n’est pas pour nous. Quand Natalie a reçu les photos, je me suis dit : la blouse brodée ? Oui, c’est cela… C’est triste, mais la petite Lucie terminera son motif de broderie ukrainienne, Natalie s’apaisera, arrivée au bout de sa quête de vérité et l’esprit de Konstantin, arraché de l’oubli, sortira de son ombre… J’aime ce va-et-vient dans le temps que vous utilisez ; cela facilite la lecture. Sinon comment confronter une telle tragédie : des milliers d’Ukrainiens inconnus, oubliés, non-trouvés reposant dans les fosses communes et les bourreaux toujours impunis !

Ukraine 2014 : « L’avenir s’annonce sombre : sombre était le passé. Rien de nouveau sous le soleil. » C’est vrai que lire cela aujourd’hui, en 2020, c’est bien désespérant : en sept ans de guerre, nous en sommes au même point… Et pourtant, nos braves soldats ont bien mis un bâton dans les roues de la machine poutinienne. Il ne s’attendait pas, Poutine, à s’embourber en Ukraine ! J’ai lu un livre sur la défense de l’aéroport de Donetsk, en ukrainien. C’est un documentaire, rassemblant les récits libres de nombreuses personnes de tous grades militaires qui y ont combattu et qui ont survécu. « Ils ont tenu bon, c’est le béton qui n’a pas résisté ! », dit une chanson, dédiée à cette bataille. C’est puissant ! Éternelle reconnaissance à nos hommes qui sont restés sous les débris ! 

Gagnerons-nous cette guerre, pour ceux qui y sont morts, pour qu’ils ne soient pas morts pour rien ? »

Photo mise en avant : Le 18 février 2014. Euromaidan à Kyiv. Una barricade au carrefour des rue Institutska et Bankova. Photo : Crédit photo : Aimaina Hikari, Wikimedia Commons. Fichier d’origine

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