La danseuse du Maïdan. Extrait du roman « Un possible Voyage »

« Un possible Voyage » de Marie-France Clerc (extrait, p. 102-103)

C’est une photo en noir et blanc, prise dans une salle d’apparat à l’ancienne, haute de plafond, aux grandes fenêtres obturées de rideaux clairs, au sol de bois ciré, parquet de vieille marqueterie. Le long des trois murs que l’on voit dans le champ de la photo, court une rampe à hauteur de main. Au fond à gauche, un piano noir est poussé contre le mur… mais c’est la danseuse qui a d’abord attiré mon regard. Rubans de satin blanc croisés autour des chevilles, longues jambes revêtues d’un collant noir, bras au repos le long des plis de sa tunique blanche, elle se dresse droite sur ses pointes à peine posées sur le parquet ciré, la petite surface ronde de ses pointes n’est pas plus large qu’une pièce d’une hryvnia. Élancée, du bout de ses pieds jusqu’à l’arc de ses sourcils, la danseuse semble flotter, elle touche à peine le sol. Immobile au milieu de l’allée et les yeux grand-ouverts, elle embrasse du regard les êtres qui sont étendus à ses pieds. 

De part et d’autre de l’allée qui sent la cire, dans un fouillis de vêtements, de chaussures et de couvertures froissées, des corps sont étendus sur des matelas, de minces matelas alignés le long des murs. Sur la gauche, quatre jeunes corps endormis. On ne voit pas leurs têtes, seulement un désordre de jambes. Ils ont dû se jeter là et s’endormir aussitôt, recrus de fatigue après une nuit de résistance, ayant posé leurs boucliers en bois, enlevé leurs gilets pare-balles et leurs casques de chantier, leurs casques de ski ou de moto, mais ayant gardé leurs grosses chaussures et leurs treillis de camouflage, ou leurs vêtements civils et leurs épaisses vestes matelassées.

Sur la rangée de droite, des dormeurs se sont réveillés : une très jeune femme, assise sur son matelas, réfléchit, le visage posé sur sa main. À côté d’elle, un jeune homme tout habillé de noir prend des notes sur un calepin blanc. 

La danseuse est comme l’incarnation d’un esprit ancien, l’âme du lieu, une force paisible qui médite et qui veille, présence d’autrefois toujours vivante entre ces murs. J’ai ressenti comme un souffle frais le long de ma joue.

Au verso de la photo, Véra avait écrit ces mots : « Oui, un simple studio de danse, dans cet immeuble construit en 1838 où se trouve l’actuel Centre International de la Culture et des Arts, et qui abritait avant 1918 l’Institut des jeunes filles nobles de Kyiv où votre grand-mère était pensionnaire ! La lutte de ces jeunes me redonne de l’espoir ! Grâce à eux, je me sens un peu mieux. J’espère que vous aimerez cette photo autant que moi ! »


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