« Un possible Voyage » de Marie-France Clerc (p. 136-137)
Du fond du jardin, Slavik nous a fait signe de venir le rejoindre près du champ de pommes de terre prêtes à être récoltées. Avant notre départ, il veut nous monter quelque chose. Au pied d’un petit pommier couvert de pommes rouges, un tas de chiffons cache un objet volumineux. Slavik soulève un coin cette toile bise délavée par des saisons de soleils et de pluies : apparaît un étrange instrument aratoire. C’est une vieille herse de fer forgé avec son système d’attelage, vestige d’un autre siècle.
— La herse de Zin’ko dit Slavik. Quand « ils » ont commencé la collectivisation des terres, à la fin des années 20, ils réquisitionnaient tous les outils, ils faisaient la chasse aux koulaks. Le paysan qui était pris à garder une charrue ou une remorque était envoyé au goulag. Nous, paysans libres, nous n’avions plus le droit de cultiver notre terre, juste le droit de trimer au kolkhoze ! J’aime cette herse. C’est ma grand-mère qui l’avait cachée quand on a su que Zinovij avait disparu en 1920. Puis ma mère a continué à la cacher. Moi aussi, je l’ai gardée, malgré les ordres du KGB. Il ne fallait en parler à personne ! Comme on dit ici : « Tu peux boire de la vodka, mais il faut savoir avec qui. Il y a des limites. » Mais je risquais gros. Je vous la montre parce que je sais maintenant que vous n’êtes pas du KGB. Cette herse devait rester là, cachée au fond du jardin, pour nous rappeler que nous étions toujours des hommes libres. Zinovij a survécu en émigrant. Nous, on a survécu avec une herse au fond du cœur.
Mais il fallut partir.
Un peu à l’écart dans la cour, fermement appuyé sur ses deux cannes dont les pointes s’enfonçaient dans le sol, les paumes callées sur les poignées qu’il serrait avec force, Slavik nous regardait charger la voiture. Ses épaules tremblaient un peu et les jointures de ses mains étaient blanches. Au moment du départ, il m’a fait signe d’approcher. Il m’a dit : « Tu dois tenir à ta famille. Ne te cache pas des tiens, c’est ce que disait autrefois Zinovij. N’oublie pas ! »
Olena est venue vers moi, elle a posé à mes pieds un gros sac de poires du jardin. Puis elle m’a serrée contre elle en silence.
Tania pleurait à chaudes larmes.