« Un possible Voyage » de Marie-France Clerc (p. 51-52)
« J’ai demandé si ma mère avait participé à d’autres spectacles.
— Je ne crois pas. La fin de la Prosvita se situe vers 1940, au moment où la Pologne est vaincue par les Allemands. Des réfugiés « polonais » arrivent en France. Ordre est donné que les membres de la Prosvita soient mobilisés dans l’armée polonaise (nombre de ces Ukrainiens avaient un passeport polonais). Mais ces Ukrainiens ont dit « non » à la Pologne et « oui » à la Légion étrangère en France. J’ai pris quinze jours sur ma classe de Terminale pour aller à la caserne Sergent Blandan à Nancy. J’ai aidé une bonne centaine d’Ukrainiens à s’inscrire à la Légion. Beaucoup ne savaient pas écrire le français.
J’ignorais tout cela. Je me sentais frustrée. Ma mère ne parlait pas de ces associations d’émigrés, comme si son intégration dût s’acheter au prix de l’oubli. Pourtant, je savais que mes grands-parents recevaient des lettres d’Ukraine. Et les parents de Véra ?
— La dernière lettre reçue date de 1939, quand les soviétiques ont envahi la Finlande. C’était une lettre de Tante Véra, une sœur de ma mère. Oui, je porte son prénom, il paraît même que je lui ressemble. Je suis devenue médecin, comme elle. Quand je suis allée en Ukraine, j’ai rencontré sa fille…mais vous, Marie-France, vous êtes, bien sûr, déjà allée en Ukraine !
— Non, Véra. Et cela m’est encore impossible aujourd’hui. Dans ma famille, si quelqu’un prononçait le nom d’Ukraine, tout le monde pleurait. Moi la première ! Je n’aurais jamais osé poser une question sur mes arrière-grands-parents… Les silences de ma mère ont construit en moi l’image d’une Ukraine martyrisée où rien n’existait plus. Je crois que ma personnalité s’est organisée autour de la nostalgie. Et je n’ai pas fini de me défaire de cette peur ! Tout ce que j’ai pu faire, c’est un voyage en Russie et une croisière sur le Danube, dont le delta se déploie en partie en Bessarabie, une province de l’Ukraine. Je vous en en parlerai peut-être un jour. Vous voyez, je tourne autour du pot ! »